mardi 27 janvier 2009

Images noires : autant de souffrances pour que se lève Obama

Le triomphe d'Obama est extraordinaire. D'autant qu'il ravive les images contraires de la défaite de Noirs qui traînent dans nos mémoires et sur les écrans de nos téléviseurs depuis toujours.

Je revois les images noires d'un film africain qui m'a bouleversé et que l'on projette, de temps en temps, dans les festivals du cinéma documentaire. Un film extraordinaire: Passage du milieu. Un film sur les esclaves noirs transportés comme du bétail sur les bâteaux négriers. Des images qui auraient été intolérables si elles nous avaient été montrées dans leur vilolence réaliste, mais sur lesquelles on réfléchit, parce que le réalisateur antillais, Deslaurier, a eu l'intelligence de les transformer.

Nous les voyons s'étirer au ralenti, ou se démultiplier en saccade par le collage des photogrammes, ou encore devenir floues sous l'effet du gros plan extrême. Des images-symboles qui nous font signe comme les mots d'une phrase.

Des images tantôt rivées à la réalité horrible des cales à esclaves par l'emploi constant du bruitage réaliste (craquements de navire, coups sur les corps, sifflement des fouets, cliquetis des chaînes, cris, plaintes, râlements des agonisants), tantôt qui transpirent au-delà d'elles-mêmes par le commentaire off, grave, méditatif, jamais accusateur, tantôt accédant au recueillement par la musique qui relaie la voix.

Images, bruits, voix off, musique s'entrecroisent et concourent à faire de Passage du milieu un chant d'une gravité et d'une prégnance exceptionnelles, le chant des esclaves noirs, qui nous poursuit et nous taraude longtemps, sans cesse, qui fait surgir en nous un questionnement douloureux.

Le plus grand génocide de toute l'histoire humaine

Comment se fait-il que l'on ait oublié, que l'on oublie toujours, le plus grand génocide de toute l'histoire humaine - plus de 100 millions de Noirs arrachés à leurs pays d'Afrique; 25 millions d'entre eux réduits en esclavage dans les Amériques; pas loin de 10 millions qui sont morts noyés, assassinés, par suite de mauvais traitement, de scorbut ou autres maladies? - Comment se peut-il que la conscience des Blancs n'ait pas été marquée d'images indélébiles sur un génocide qui a déstructuré l'Afrique jusqu'à aujourd'hui et, peut-être, pour toujours ?

Comment expliquer, en comparaison, que les Juifs qui ont eu beaucoup moins de morts ne cessent de rappeler l'holocauste, sans interruption, depuis un demi-siècle, par tous les moyens, dans les livres, dans les musées, au théâtre et au cinéma (les films sur la Shoah sont tellement nombreux qu'ils sont devenus un genre en lui-même, comme les films de guerre ou les films de science-fiction).

C'est que, au contraire des Noirs, les Juifs ont le pouvoir de culpabiliser les consciences. Et ils ne s'en privent pas. Dès qu'ils sentent la moindre remontée de l'antisémitisme, ils nous fabriquent un film sur les camps de la mort. Ils ont beau jeu, ils dominent les studios d'Hollywood depuis les annés vingt. Dès qu'un chef d'État est en tournée en Israël - ce fut le cas pour Jean Chrétien - ils lui font visiter le musée de l'holocauste de Jérusalem, dans un premier temps, puis, dans un second temps, ils le transportent en hélicoptère sur les bords du lac de Tibériade où le pauvre homme, les yeux encore humides des horreurs qu'il vient de voir et la gorge nouée par l'émotion, jette à la caméra des phrases comme celle-ci: «ils ont toutes les raisons du monde de vouloir le garder (le lac)».

Pas inscrit dans la conscience des Blancs

D'une part, les images du génocide juif, qui se sont répandues dans le monde, à flot ininterrompu depuis l'après-guerre, qui disent haut et fort le lancinant «jamais plus» des Juifs, qui ne cessent de hanter la conscience internationale, qui font couler les milliards sur l'État hébreux et qui contribuent à agrandir son territoire, dans l'impunité des Nations Unies.

D'autre part, une absence d'images pour le plus grand génocide de tous les temps; ce qui veut dire que l'horreur de l'esclavage des Noirs ne s'est pas inscrite dans la conscience des Blancs. Et quel est le résultat de ce trou de mémoire? Les millions d'images noires, ponctuelles, au jour le jour, qui défilent sur nos téléviseurs depuis 40 ans: les files de réfugiés en haillons sur les routes, les enfants squelettiques, les mères aux seins vides de lait, les bras et les jambes coupées à la machette, les charniers à ciel ouvert, les crânes qui s'amoncellent dans des hangars..., ces images-là ne nous dérangent pas pour la peine; pire, elles sont stériles et encombrantes pour nos méninges de Blancs.

Des images qui n'existent pas

Pourquoi cela? Parce qu'elles n'ont pas de cause qui pourrait leur donner du sens, parce que les images d'origine, les images matrices, celles du passé escalavagiste, lesquelles pourraient nous responsabiliser et nous mettre dans le coup, n'existent pas. Stériles et encombrantes ces images? Il faut dire plus: elles réveillent, entérinent et renforcent en nous notre racisme latent.

À force de se faire voir en direct dans nos salons et nos salles à manger, entre nos gorgées de vin et nos bouchées de homard, distillant toujours, dans leur réalisme à courte vue, la même impuissance, la même misère, la même famine, la même sécheresse, la même agonie, la même mort..., à la longue, prend forme dans nos caboches de Blancs l'idée que les Noirs sont des êtres inférieurs.

Si nous étions acculés au choix suivant : devenir Noir ou homosexuel, la plupart d'entre nous opteraient pour l'homosexualité. Même en sachant qu'ils risqueraient gros, dans leur désespérance, d'attenter à leur vie.

Et pourtant, paradoxalement, en dépit de tout ce qu'on peut dire, rationellement, malgré nous, sans qu'on n'y prenne garde, au fin fond de nous-mêmes, ces images noires nous ont marqués au fer rouge.

C'est peut-être monstrueux que de seulement y penser, mais peut-être bien qu'il fallait autant de souffrances pour que se lève Obama.

PAUL WARREN, spécialiste en cinéma

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